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Activités de structuration et activités fonctionnelles, même combat ?
Le cas de l'apprentissage de la compétence en lecture à l'école primaire

François-Marie GERARD

Jean-Marc BRAIBANT (note 0)

Références : GERARD, F.-M. & BRAIBANT, J.-M. (2004). Activités de structuration et activités fonctionnelles, même combat ? Le cas de l'apprentissage de la compétence en lecture à l'école primaire, Français 2000, n°190-191, Avril 2004, 24-38.

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Nombreux sont les systèmes éducatifs qui choisissent aujourd'hui d'inscrire le processus d'enseignement-apprentissage dans l'approche par les compétences. Les raisons en sont diverses, mais les principales relèvent d'un double souci d'efficacité et d'équité. Il s'agit d'arriver d'une part à ce que les élèves acquièrent réellement les compétences indispensables pour devenir des citoyens responsables et actifs et, d'autre part, à ce que ce " socle " de compétences soit maîtrisé par tous les élèves, y compris ceux qui rencontrent le plus de difficultés. Les systèmes éducatifs veulent par là apporter une réponse à l'analphabétisme fonctionnel qui est une réalité dans la plupart des sociétés : trop de personnes ont réalisé un apprentissage scolaire de base, mais sont incapables de l'utiliser en situation de vie.

Si la plupart des acteurs des systèmes éducatifs, et en particulier les enseignants, sont d'accord avec ce constat et avec les objectifs visés par l'approche par les compétences, il faut reconnaître qu'ils sont nombreux à ne pas trop savoir comment procéder ni comment organiser les activités d'enseignement-apprentissage. Notamment, les enseignants " traditionnels " rechignent à abandonner les activités dites de " structuration " tournées vers l'apprentissage systématique des savoirs et savoir-faire fondamentaux, alors que les enseignants plus tournés vers les méthodes actives souhaitent privilégier les activités " fonctionnelles " censées permettre des apprentissages significatifs, en lien avec la vie.

L'existence de ces deux types d'activités débouche parfois sur un véritable antagonisme, les partisans de chaque approche ayant tendance à considérer – comme c'est malheureusement souvent le cas en pédagogie – l'autre démarche comme étant inefficace, voire dangereuse, pour les apprentissages des élèves. Cela nous semble particulièrement le cas dans le domaine de l'apprentissage initial de la lecture, où le " débat des méthodes " occupe le devant de la scène depuis longtemps.

Au-delà de cette opposition souvent improductive, il est important de souligner que l'apprentissage des compétences en lecture passe nécessairement par l'interaction entre les deux types d'activités, même s'il y a parfois nécessité passagère de privilégier l'un par rapport à l'autre, en fonction du déroulement du processus d'apprentissage.

Notre réflexion se structure dès lors selon deux dimensions qui sont en interaction :

  • d'une part, l'approche par les compétences, telle qu'elle est prônée et développée dans de nombreux systèmes éducatifs ;
  • d'autre part, le processus d'enseignement-apprentissage de la lecture proprement dit.

 

1. La compétence comme intégration de ressources

Le concept de compétence n'est pas encore tout à fait stabilisé, tant dans le monde pédagogique que dans l'univers professionnel. Il suffit de constater le nombre d'auteurs qui à la fois critiquent l'acception des autres et/ou prétendent détenir la bonne vision du concept de compétence (Le Boterf, 1994 ; Rey, 1996 ; Perrenoud, 1997 ; Fourez, 1999 ; Roegiers, 2000 ; Tilman, 2000 ; Dolz & Ollagnier, 2002 ; Jonnaert, 2002). Cependant, la plupart des auteurs et acteurs considèrent que la compétence se manifeste dans la mobilisation d'un ensemble intégré de ressources pour résoudre une situation-problème, appartenant à une famille de situations.

En d'autres termes, quelqu'un est compétent lorsque, confronté à une situation-problème inédite (note 1) mais comportant un certain nombre de caractéristiques communes à d'autres situations de la même famille, il fait appel à un certain nombre de ressources qui, combinées entre elles, lui permettront de résoudre la situation. La notion de ressources est au centre de la compétence puisque ce sont elles qui sont mobilisées et intégrées entre elles pour résoudre la situation. Sans ressources, pas de compétence. Mais il ne suffit pas de " posséder " ces ressources, encore faut-il les " mobiliser " et les " intégrer ". Cela signifie que la personne doit pouvoir analyser la situation à laquelle elle est confrontée, sélectionner les ressources pertinentes par rapport à cette situation, et les utiliser  de manière coordonnée pour apporter une réponse satisfaisante à la situation.

Dans le cadre pédagogique de l'approche par compétences, un apprentissage essentiel devient donc celui de pouvoir mobiliser – c'est-à-dire sélectionner et activer – et intégrer ces ressources. Pour ce faire, on présentera à l'apprenant différentes situations-problèmes, appartenant à la famille caractéristique de la compétence, de telle sorte qu'il puisse progressivement apprendre à identifier les ressources nécessaires, à les mobiliser, à les organiser entre elles pour résoudre la situation. Cette confrontation à des situations complexes est au cœur de l'apprentissage des compétences (Roegiers, 2003).

Mais que sont les " ressources " qui vont être mobilisées et intégrées dans la confrontation à ces situations complexes ? Elles sont essentiellement de deux ordres : il y a d'une part des ressources internes à la personne, et d'autre part des ressources externes (Jonnaert, 2002) :

  • les ressources internes appartiennent en propre à un individu donné et guident son action pour résoudre la situation-problème. Il s'agit essentiellement de savoir-reproduire (note 2), de savoir-faire et de savoir-être (note 3) qui peuvent tous trois s'exercer dans les domaines cognitif, psycho-sensori-moteur ou socio-affectif (Gerard, 2000) ;
  • les ressources externes sont quant à elles tout ce qui pourra être mobilisé en dehors de la personne. Elles concernent dès lors des ressources matérielles (un outil, un texte...), des ressources sociales (une réunion, un réseau de relations...), des ressources procédurales (un algorithme, un règlement...), etc.

Pour pouvoir manifester sa compétence, la personne doit donc non seulement être capable de mobiliser de manière intégrée les différentes ressources, ce qui se travaillera grâce à la confrontation à des situations complexes significatives, mais aussi maîtriser de manière séparée chacune des ressources susceptibles d'être mobilisées. Ce constat trivial nous semble très important, car il signifie qu'il faut non seulement " apprendre l'intégration ", mais aussi " apprendre les ressources ", ce qui ne pourra se faire qu'à travers des activités d'apprentissages ponctuels, portant sur une ou plusieurs ressources bien précises. Or, il y a un risque pour les tenants de l'approche par les compétences, qu'ils soient théoriciens ou praticiens, de mettre surtout en avant l'apprentissage de l'intégration, par la mise en situations complexes et fonctionnelles, – parce que c'est un aspect particulièrement novateur – en accordant moins d'importance à l'apprentissage des ressources, par la découverte progressive des différents " objectifs spécifiques " dans le cadre d'activités ponctuelles et de structuration, – ce qui correspond à une approche plus " traditionnelle " des apprentissages (note 4) .

Dans une approche par les compétences, il est possible de structurer les apprentissages selon quatre moments, en fonction de deux axes complémentaires :

  • un premier axe concerne le type d'activités qui sont mises en œuvre pour réaliser les apprentissages, selon que ces activités soient reliées à un contexte de vie ou non. On distinguera les activités de structuration, réalisées hors contexte, des activités fonctionnelles, directement reliées à un contexte de vie ;
  • un deuxième axe concerne le niveau de généralité auquel on travaille, nécessitant soit une mobilisation ponctuelle, ou séparée, des différentes ressources, soit une mobilisation conjointe de ces mêmes ressources.

Ces deux axes permettent de définir quatre moments d'apprentissage :

Types d'activités

Niveau de généralité

Activités de structuration (hors contexte)

Activités fonctionnelles (en contexte)

Mobilisation ponctuelle

Apprentissages d'objectifs spécifiques

Formalisations

Apprentissages en contexte

Situations didactiques (note 5)

Mobilisation conjointe

Synthèses

Résumés

Intégration

Dans la suite de cet article, nous nous proposons de discuter les interactions possibles et/ou nécessaires entre activités de structuration et activités fonctionnelles.

1.1 Apprentissages des ressources

Les apprentissages des ressources porteront pour l'essentiel sur des objectifs spécifiques.

Ce travail est donc fort comparable au travail pédagogique " traditionnel ", mais l'approche par les compétences entraîne deux nuances importantes (Gerard & Roegiers, 2003) :

  • afin de se centrer sur l'essentiel, la priorité porte sur les objectifs spécifiques qui se rapportent à une compétence ; les autres sont considérés comme accessoires, et ne sont abordés que si l'ensemble des compétences est maîtrisé par tous les élèves ;
  • il importe, dans la mesure du possible, de rendre ces apprentissages significatifs en montrant aux élèves à quoi ils servent et comment ils sont reliés entre eux afin d'amener les élèves à combiner progressivement ces savoir-reproduire, savoir-faire et savoir-être, en passant d'une mobilisation ponctuelle à une mobilisation conjointe.

L'apprentissage d'une nouvelle ressource ne peut d'ailleurs être considéré comme tel que s'il permet de relier celle-ci à d'autres ressources. En d'autres termes, un " objectif spécifique " – à acquérir – ne devient une ressource – acquise – que s'il s'intègre à un ensemble plus vaste, à la structure cognitive (Ausubel, 1968), sensori-psycho-motrice et socio-affective propre à chaque apprenant. Le pédagogue aura donc à cœur de ne pas limiter l'apprentissage d'une ressource " pour elle-même ", mais à dégager et favoriser les liens possibles avec d'autres ressources, notamment grâce à des structurants antérieurs (rappel des prérequis, analogie, épitome...) et/ou postérieurs (résumé, synthèse...) (Gerard & Roegiers, 2003).

1.2 Apprentissages de l'intégration

Même si l'établissement de ces liens est favorisé, on ne peut se contenter de développer uniquement ces objectifs spécifiques. Du temps est nécessaire pour développer l'intégration des acquis proprement dite, celle-ci ne s'apprenant pas toute seule, du moins pour la majorité des élèves. Très concrètement, un enseignant pourrait par exemple décider de consacrer trois semaines au travail sur les objectifs spécifiques, puis consacrer une semaine à l'intégration des acquis. Dans ce cas, le quatrième quart du temps serait réservé à ce que l'on appelle des " activités d'intégration ", c'est-à-dire qu'il serait consacré à apprendre à l'élève à mobiliser dans des situations complexes ses savoir-reproduire, savoir-faire et savoir-être, ainsi que des ressources externes.

Durant cette période (par exemple une semaine par mois), l'enseignant organisera une ou deux situations qui font partie de la famille de situations, de manière que l'élève apprenne à intégrer ses acquis.

Cette intégration peut se faire de façon progressive, ou en une fois, lors d'un module plus important, appelé " module d'intégration ". Supposons qu'une compétence nécessite de développer 8 objectifs de leçon (savoir-reproduire, savoir-faire, savoir-être). L'intégration pourrait se réaliser des trois manières suivantes :

  • en fin d'apprentissage

  • de façon progressive

  • de façon immédiate et continue

La première façon est la voie la plus " classique ". La deuxième approche procède en quelque sorte par " paliers de compétence ", c'est-à-dire des étapes intermédiaires qui permettent de mobiliser une partie des ressources constitutives de la compétence et/ou qui portent sur un nombre limité des paramètres définissant la famille de situations. Travailler par paliers de compétence est souvent préférable, mais ce n'est pas toujours possible.

La troisième proposition devrait permettre d'accroître l'efficacité des apprentissages ponctuels en permettant aux élèves de leur donner sens. Elle consiste à proposer une activité fonctionnelle au départ de l'apprentissage, au travers d'une situation complexe et significative qui jouera un rôle de déclencheur. En référence au tableau précédent, il s'agit d'activités fonctionnelles à mobilisation ponctuelle (note 6).

 

2. La lecture comme intégration de ressources

L'approche présentée ici peut être appliquée à n'importe quelle compétence, dans quelque discipline que ce soit, mais aussi pour des compétences interdisciplinaires ou a-disciplinaires.

La " lecture " est un domaine particulièrement intéressant à cet égard, car d'une part il s'agit par excellence d'une " compétence-outil " qui sera utilisée en tant que ressource pour de nombreuses autres compétences. D'autre part, les modèles explicatifs de la lecture, comprise comme la production de significations réalisée par un individu à partir d'un texte écrit, révèlent qu'elle est le produit d'une interaction entre différentes ressources : des données contenues dans le support et les capacités générales du lecteur (linguistiques ET extra-linguistiques) (Braibant, 1994 ; Foucambert, 1997).

Sans entrer dans les détails, on peut dire que cette conception communément admise oblige à différencier deux sources d'information qui vont interagir :

  • des données de bas niveau, qui sont les indices graphiques portés par le texte ;
  • des données de haut niveau, qui concernent d'une part les connaissances du sujet, ses compétences langagières, ses capacités de raisonnement, ses attentes et ses buts, et d'autre part, le sens du texte, c'est-à-dire son contenu non matérialisé.

Deux grandes familles de processus cognitifs sont dès lors à l'œuvre dans la lecture, au travers de ces types de données :

  • les processus ascendants consistent à identifier les graphèmes, les signifiants et à leur faire correspondre des signifiés (utilisant donc les données de bas niveau) ;
  • les processus descendants influencent les activités perceptives et guident la recherche d'information (utilisant donc les données de haut niveau).

Les modèles cognitifs de la lecture supposent tous une interaction entre ces deux processus. Néanmoins, ils diffèrent quant à la place relative qu'ils accordent à chacune des sources de cette interaction. Le modèle dit " de bas en haut " considère que les données et leur traitement, dont notamment les associations grapho-phonologiques (note 7), dirigeraient la construction de la signification. Pour le modèle dit " de haut en bas ", ce seraient les concepts, les connaissances du lecteur qui guideraient son traitement des données du texte.

Notre ambition n'est pas ici d'approfondir ces différentes approches. Si nous les avons brièvement présentées, c'est parce qu'elles nous semblent pouvoir être reliées aux deux types d'apprentissages qui sont à l'œuvre dans l'approche par compétences :

  • le modèle dit " de bas en haut " correspondrait aux apprentissages ponctuels des ressources grâce à des activités de structuration, dans la mesure où les partisans de ce modèle mettent essentiellement en avant la maîtrise des aspects techniques de la lecture, dont les associations grapho-phonologiques ;
  • le modèle dit " de haut en bas " privilégierait l'apprentissage de l'intégration en mettant l'accent sur les mécanismes d'élaboration d'hypothèses, de recherche de sens à partir des connaissances du lecteur face à la situation complexe qu'est le texte en lui-même, à travers des activités fonctionnelles.

L'approche par compétences ne permet pas de trancher entre les deux modèles, mais elle permet de dire aux enseignants qu'il convient à la fois de proposer aux élèves des temps d'apprentissage des ressources, portant essentiellement sur les processus ascendants, et des temps d'apprentissage de l'intégration, portant essentiellement sur les processus descendants. La question qui se pose alors est de planifier et d'organiser les deux types d'apprentissage.

2.1 Apprentissages des ressources de la lecture

Pour aider l'enfant à être compétent en lecture, il convient de lui permettre de maîtriser les différentes ressources qui seront mobilisées par la suite face à une situation complexe. Ce travail sur les " ressources " est à réaliser tout au long de l'apprentissage de la " compétence lecture " qui ne s'arrête pas à la fin de la 1re année scolaire, ni même à la fin de la 2e année. Les résultats issus de la récente enquête PISA (Lafontaine, 2002) montrent bien que la lecture est loin d'être maîtrisée par tous les jeunes de 15 ans, particulièrement en Belgique francophone. Au début de l'apprentissage de la lecture, le travail sur les " ressources " portera bien entendu sur les associations grapho-phonologiques, mais très rapidement et par la suite il conviendra de travailler d'autres objectifs spécifiques. En fonction des différents niveaux de capacité à développer (savoir-reproduire, savoir-faire, savoir-être) dans les différents domaines (cognitif, sensori-psycho-moteur, socio-affectif) (Gerard, 2000), on pourrait travailler les objectifs spécifiques suivants (ce tableau ne reprend que des exemples, sans faire le tour de tous les objectifs à travailler) :

 

Domaine cognitif

Domaine sensori-psycho-moteur

Domaine socio-affectif

Savoir-reproduire

Associer un phonème à un graphème donné

Distinguer deux graphèmes

Reconnaître des " indices typographiques personnels " (guillemets, tirets de dialogue...)

Savoir-faire

Distinguer différents phonèmes d'un même graphème en fonction du mot (taxi examen dix sixième)

Oraliser un mot jamais rencontré

Orienter et adapter sa lecture en tenant compte de la situation de communication (journal, roman, poème, manuel, affiche, revue...)

Savoir-être

Émettre une hypothèse de sens face à un mot jamais rencontré

Faire des retours des yeux en arrière lors de la lecture d'un texte

S'identifier à l'un ou l'autre personnage d'un texte lu

En présentant un tel tableau, notre objectif est seulement d'élargir le type des apprentissages ponctuels à réaliser pour maîtriser les ressources nécessaires à la lecture : ces apprentissages ne se limitent pas aux associations grapho-phonologiques – même si nous considérons, sur la base de données objectives (Braibant & Gerard, 1996 ; Morais & Robillard, 1998 ; Goigoux, 2000), que celles-ci nécessitent un apprentissage spécifique, progressif et systématique.

Chauveau (1997) met ainsi en évidence des habiletés et des savoirs à développer pour atteindre le savoir-lire dans sa partie " instrumentale " :

  • l'habileté à décoder, c'est-à-dire à traiter des ensembles de phonogrammes, comprenant non seulement le déchiffrage mais aussi l'identification de mots isolés et l'accès à leur signification ;
  • l'habileté à explorer un texte, c'est-à-dire à questionner, à investiguer le contenu et l'organisation d'un texte écrit, ce qui englobe plusieurs procédures : balayage du texte, utilisation de la ponctuation, recours au contexte linguistique, repérage d'éléments à forte charge sémantique, formulation d'hypothèses... ;
  • la richesse du vocabulaire visuel (capital de mots), chaque apprenti lecteur disposant d'un stock personnel de formes écrites qu'il a mémorisées, lui permettant de reconnaître immédiatement (" globalement ") les mots qui appartiennent à son vocabulaire visuel. Il s'agit d'enrichir et d'étendre ce capital de mots, à condition, précise Chauveau, que ce travail de mémoire visuelle ne se fasse pas à la place ou au détriment du développement des deux composantes fondamentales de la lecture : décoder les mots et explorer les textes.

2.2 Apprentissages de l'intégration de la lecture

À côté de ces apprentissages systématiques, il est essentiel de travailler l'intégration des différentes ressources et leur mobilisation face à une situation-problème fonctionnelle.

Pour cet apprentissage de l'intégration, les enseignants réaliseront des activités de " production de sens " à partir de textes et d'écrits authentiques, riches et variés (affiches, modes d'emploi, recettes de cuisine, lettres, contes...), et cela dans un contexte le plus fonctionnel et/ou le plus significatif possible (note 8).

C'est dans ces activités que les élèves apprendront à mobiliser des ressources différentes selon la situation (utiliser une stratégie de lecture rapide ou une stratégie de lecture systématique, se référer à un dictionnaire, émettre des hypothèses en fonction du contexte, etc.).

Chauveau parle à cet égard de la capacité stratégique qui concerne deux types de stratégies :

  • d'une part, une stratégie intervenant au niveau de la partie compréhensive de l'acte de lecture, qui assurera l'interaction (la combinaison, la " fusion ", l'intégration) des différentes informations écrites sur la page ;
  • d'autre part, une stratégie portant sur la partie culturelle de l'acte de lecture, qui adaptera la conduite du lecteur selon son " projet de lecture ". Les activités fonctionnelles d'intégration permettent alors à l'enfant d'apprendre à adapter ses conduites à la tâche : comprendre l'intégralité du texte, extraire l'idée principale, trouver le renseignement demandé, etc.

 

3. L'articulation entre apprentissages des ressources et apprentissages de l'intégration

Quelle place convient-il dès lors d'accorder d'une part, aux activités ponctuelles d'apprentissage des ressources, aux activités de structuration et, d'autre part, aux activités d'apprentissage de l'intégration, aux activités fonctionnelles ?

Il n'y a pas de réponse unique et définitive à cette question. Une possibilité relativement simple à mettre en œuvre est – comme nous l'avons déjà montré – de consacrer par exemple trois semaines aux apprentissages des ressources dans des activités de structuration suivies d'une semaine d'apprentissage de l'intégration, au sein d'un module d'intégration, grâce à des activités fonctionnelles. Il est aussi possible de mettre en œuvre des modules d'intégration plus fréquents, portant par exemple sur des " paliers de compétences ".

On peut aussi imaginer des situations complexes dont l'objectif n'est pas d'intégrer les ressources une fois qu'elles ont été développées, mais d'introduire et de créer la nécessité de la découverte des différentes ressources. Les activités fonctionnelles ne seraient pas dans ce cas un point d'arrivée, mais constitueraient un point de départ pour l'apprentissage.

Cette approche est particulièrement pertinente en ce qui concerne l'apprentissage de la lecture, car elle permet de prendre en compte l'évolution des différentes étapes qui jalonnent le développement de la lecture (Gerard & Roegiers, 2003) :

A. La syncrèse (note 9)

B. L'analyse

C. La synthèse

L'enfant reconnaît le mot " COCA-COLA " sans vraiment savoir le lire.

À force de les rencontrer, l'enfant isole les lettres " C " " O " " L " " A ".

L'enfant sait lire le mot " COCA-COLA " et en reconnaît toutes les lettres.

Il est donc intéressant, afin de rendre l'apprentissage le plus significatif possible, de commencer celui-ci par des " situations didactiques " (Roegiers, 2003) complexes et fonctionnelles, mais ne mobilisant qu'un nombre limité des ressources à découvrir.

Les textes utilisés comme supports pour ces activités " d'entrée " seront complexes, riches, authentiques et socialement significatifs (Bentolila, 1998), à la différence des textes utilisés lors des activités de structuration pour l'apprentissage des " ressources ". En effet, cet auteur précise que la découverte du principe alphabétique exige la manipulation de segments courts et soigneusement choisis pour une illustration précise. Il s'agit bien de deux apprentissages différents mais complémentaires, exigeant chacun ses propres supports et ses propres démarches.

À partir de là, les possibilités d'articulation entre activités d'apprentissage des ressources (ou activités de structuration) et activités d'apprentissage de l'intégration (ou activités fonctionnelles) sont nombreuses et varieront en fonction des compétences visées, de l'âge des apprenants et des choix pédagogiques.

À titre d'illustration, voici comment on pourrait dès lors schématiser, de manière volontairement floue, cet équilibre en ce qui concerne l'apprentissage de la lecture à l'école fondamentale (d'après Gerard & Roegiers, 2003).

S'il est indispensable que les apprentissages à orientation linguistique, comme d'ailleurs la plupart des apprentissages, soient vécus – au début de l'école maternelle – uniquement de manière fonctionnelle, certains moments de structuration peuvent apparaître à la fin de cette période. Ces moments de structuration seront nombreux au début de l'apprentissage de la lecture, durant les deux premières années du primaire : l'enfant a besoin à ce stade de son développement d'un apprentissage clair et structuré des concepts et des outils de base, dont notamment les correspondances lettres-sons, à partir de textes simples, de phrases, voire même de mots isolés. Ces apprentissages systématiques ne suffisent cependant pas, et il est important que l'enfant soit confronté également à de nombreuses situations fonctionnelles, qui vont permettre de donner sens aux outils de décodage, à partir de textes riches et authentiques, orientés vers la dimension culturelle de la lecture. Plus l'enfant maîtrisera le décodage, plus il pourra aborder des situations fonctionnelles (note 10) . Petit à petit, il conviendra de mettre ces outils fondamentaux de plus en plus au service de situations fonctionnelles, sans devoir encore différencier les supports écrits en dehors de leur fonction sociale et/ou culturelle, et – à la fin de l'école primaire – les activités de cet ordre devraient être majoritaires dans la découverte de la lecture.

Il est vraisemblable que le schéma proposé pour illustrer l'apprentissage de la lecture est pertinent pour illustrer n'importe quel type d'apprentissage, même et surtout les apprentissages de la vie courante, en dehors du contexte scolaire. Prenons par exemple l'apprentissage de l'informatique, pour la plupart des adultes. Ce n'est que parce qu'ils sont confrontés à des situations fonctionnelles (du guichet automatique de distribution d'argent à la consultation épisodique et non structurée d'un site Internet) qu'ils ressentent le besoin d'" apprendre l'informatique ". Au début, ce sera simplement un conseil donné par un ami, une aide apportée en situation... jusqu'au jour où l'adulte décidera d'en savoir un peu plus que ce soit par l'achat d'un livre ou par la participation à des cours d'initiation. Ces moments très structurés et intensifs lui permettront d'acquérir les ressources essentielles, et petit à petit il mobilisera celles-ci dans de nouvelles situations fonctionnelles qui lui permettront d'intégrer ses apprentissages. Ayant acquis une certaine autonomie, il utilisera ses nouvelles compétences, tout en les enrichissant occasionnellement par de nouvelles ressources lors de la résolution d'un problème, par exemple en consultant la fonction d'aide.

Ce processus naturel de l'apprentissage ne devrait pas différer du processus construit d'enseignement-apprentissage. Il est essentiel que les enseignants, en tant que gestionnaires de ce processus, prennent en compte les deux dimensions – apprentissage structuré des ressources et intégration fonctionnelle face à une situation complexe –, en adaptant les stratégies en fonction des objectifs visés et de leurs exigences propres. Il est illusoire de faire les deux démarches en même temps, avec les mêmes supports et les mêmes méthodologies. Les deux démarches sont indispensables pour l'apprentissage des compétences, mais elles doivent se réaliser en alternance et en interaction l'une avec l'autre, sans les confondre.

 

Bibliographie

 

Ausubel, D.P. (1968). Educational psychology - A cognitive view, New-York : Holt, Rinehart & Winston.

Bentolila, A. (1998). Introduction, in Morais, J. & Robillard, G. (Éds). Apprendre à lire au cycle des apprentissages fondamentaux (GS, CP, CE1). Analyses, réflexions et propositions (pp. 15-29). Paris : Éditions Odile Jacob et Centre National de documentation pédagogique.

Braibant, J.-M. (1994). Le décodage et la compréhension : deux composantes essentielles de la lecture en deuxième primaire. In Grégoire, J. & Piérart, B. (Éds.), Évaluer les troubles de la lecture. Les nouveaux modèles théoriques et leurs implications diagnostiques (chap. 11). Bruxelles : De Boeck Université.

Braibant, J.-M. & Gerard, F.-M. (1996). Savoir lire : une question de méthodes? Bulletin de psychologie scolaire et d'orientation, n° 1, 7-45.

Chauveau, G. (1997). Comment l'enfant devient lecteur. Paris : Éditions Retz.

Dolz, J. & Ollagnier, E. (Éds) (2002). L'énigme de la compétence en éducation, Bruxelles : De Boeck Université.

Foucambert, D. (1997). Conscience graphique et performance en lecture, Université de Caen : Centre d'Étude et de Recherche en Sciences de l'Éducation.

Fourez, G. (1999). Compétences, contenus, capacités et autres casse-têtes, Forum des pédagogies, mai, 26-31.

Gerard, F.-M. (2000). Savoir, oui... mais encore !, Forum - pédagogies, mai 2000, 29-35.

Gerard, F.-M. & Roegiers, X. (2003). Des manuels scolaires pour apprendre – Concevoir, évaluer, utiliser, Bruxelles : De Boeck.

Goigoux, R. (2000). Apprendre à lire à l'école : les limites d'une approche idéovisuelle. Psychologie française, n° 45-3, 233-243.

Jonnaert, Ph. (2002), Compétences et socioconstructivisme - Un cadre théorique, Bruxelles : De Boeck.

Lafontaine, D. (2002), Au-delà des performances des jeunes de 15 ans, un système éducatif se profile..., Le Point sur la Recherche en Éducation, Bruxelles : Ministère de la Communauté française, Administration générale de l'Enseignement et de la Recherche scientifique, n° 24, juin 2002.

Le Boterf, G. (1994). De la compétence. Essai sur un attracteur étrange. Paris : Éditions de l'organisation.

Morais, J. & Robillard, G. (1998). Apprendre à lire au cycle des apprentissages fondamentaux (GS, CP, CE1). Analyses, réflexions et propositions. Paris : Éditions Odile Jacob et Centre National de documentation pédagogique.

Perrenoud, Ph. (1997). Construire des compétences dès l'école. Paris : ESF.

Perrenoud, Ph. (1999). L'école saisie par les compétences. Texte de la conférence d'ouverture du colloque de l'association des cadres scolaires du Québec " Former des élèves compétents : la pédagogie à la croisée des chemins ", Québec, 9-11 décembre 1998.

Raynal, F. & Rieunier, A. (1997 - 4e éd. 2003). Pédagogie : dictionnaire des concepts clés. Paris : ESF.

Rey, B. (1996). Les compétences transversales en question. Paris : ESF.

Roegiers, X. (2000). Une pédagogie de l'intégration. Bruxelles : De Boeck.

Roegiers, X. (2003), Des situations pour intégrer les acquis, Bruxelles : De Boeck.

Tilman, F. (2000), Qu'est-ce qu'une compétence ?, Exposant neuf, n°2/2000, 28-31.

 

Notes

(0) François-Marie GERARD - Directeur adjoint du BIEF, Rue Rabelais, 17/101 - 1348 Louvain-la-Neuve - Belgique
Jean-Marc BRAIBANT - Conseiller adjoint à l'Institut de Pédagogie universitaire et des Multimédias (IMP) de l'UCL Retour

(1) Sinon elle ne poserait pas problème. Retour

(2) Souvent qualifiés de "connaissances"ou de "savoirs". Retour

(3) Des attitudes, des valeurs, mais aussi des schèmes, des postures... (PERRENOUD, 1999) Retour

(4) Ce risque semble se vérifier si on analyse les textes de référence - par exemple en Belgique, le "décret missions", les "socles de compŽtences", les programmes de différents réseaux... - qui réservent davantage d'importance et de place aux activités fonctionnelles par rapport aux activités de structuration, même si celles-ci ne sont pas niées. Retour

(5) "Situation d'apprentissage que le pédagogue imagine dans le but de créer un espace de réflexion et d'analyse autour d'une question à résoudre (un obstacle à franchir). À terme, cette situation doit permettre à l'élève d'enrichir ses connaissances, donc d'apprendre." (RAYNAL & RIEUNIER, 1997 - 4e éd. 2003, p. 295). Retour

(6) Case supérieure droite du tableau. Retour

(7) C'est-à-dire le fait d'associer un son à une lettre ou un groupe de lettres. Retour

(8) La "production de sens"peut parfois être facilement matérialisée, par exemple dans la lecture d'un mode d'emploi ou d'une recette de cuisine. C'est plus difficile pour la lecture de lettres ou de contes : répondre à des "questions de comprŽhension" n'est pas nécessairement "produire du sens". Il y aurait production si, par exemple, l'élève répond à la lettre, écrit la suite du conte, ou encore le représente par un dessin, mais dans ce cas il est évident que l'activité fait également appel à d'autres compétences que celle de lecture. Retour

(9) Appréhension globale et plus ou moins confuse d'un tout. Dans la littérature, on désigne cette étape développementale sous le terme de stade logographique. Retour

(10) On peut d'ailleurs dire aussi que plus l'enfant abordera des situations fonctionnelles, plus il maîtrisera le décodage. Retour

 

 


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